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On a vu surgir il y a peu la fonction de responsable du bonheur en entreprise, aussi appelé Chief happiness officer (CHO). Ce phénomène a amené des managers à se dédier spécialement au bien-être des salariés, des études scientifiques françaises et américaines ayant assis le lien entre ce facteur et la productivité durable des structures.
C’est, avec cette nouvelle fonction, le surgissement d’une philosophie nouvelle du managariat, davantage tourné vers les impératifs humains qui conditionnent toute production efficace et saine.
Dans cette même perspective, la société civile en est venue à charger le manager de toute une série de qualités éthiques, dont il était avant sinon déchargé de principe, tout du moins pardonné de ne pouvoir les appliquer. Il en va tout autrement aujourd’hui.
Cours de déontologie, de développement durable, ouverture à l’entrepreneuriat social… Alors que les écoles de management ouvrent le champ des disciplines enseignées à la formation aux valeurs citoyennes, le monde de l’entreprise connaît de son côté un mouvement similaire. Et l’on ne peut parler d’un effet de mode isolé, puisque lorsque ce sont les GAFA qui initient une démarche, on sait le retentissement que cela implique.
Aussi la récente arrivée de consultants en philosophie dans les bureaux de Google ou de Skype signe cette volonté de changer à la fois l’image du manager et sa position vis-à-vis de la production qu’il encadre. Le maître-mot de ce vent nouveau qui souffle sur l’entreprise : éthique.
Repenser le lien entre l’Homme et la machine
On peut dire que sur ce sujet, les États-Unis font montre d’une avance considérable. Dès 1986, l’Université de Stanford avait lancé le « Symsys » , « Symbolic Systems Program », pensé pour former la future génération de leaders technologiques à entretenir un juste rapport entre l’Homme et la machine, à l’heure où celle-ci commençait de prendre une place que l’on savait déjà destinée à devenir aussi indispensable qu’importante. Ce programme ambitionnait d’analyser en profondeur le rapport entre les ordinateurs et les humains à travers la neuroscience, la philosophie, la psychologie et la logique, afin de contenir les débordements possibles et d’encadrer le déploiement du numérique.
Il est à noter que Marissa Mayer, ex-CEO de Yahoo, Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn et Mike Krieger, fondateur d’Instagram, sont tous passés par ce programme.
Alors que Skype a fait entrer le philosophe Andrew Taggart dans ses rangs en qualité de « consultant en philosophie » , les comités de direction des plus grandes entreprises mondiales, se voient, de même, renforcée d’un « responsable éthique » , ou toute autre appellation quasi-synonyme.
En fait chargé de porter son regard critique et réflexif sur toutes les tâches auxquelles un philosophe peut prétendre apporter une plus-value, ce nouveau venu dans le monde de l’entreprise se pose en quelque sorte comme le pivot moral des marques de demain. Tout à la fois conseiller en stratégie, consultant et coach en développement personnel, le « philosophe d’entreprise » a pour mission de faire réfléchir les manageurs sur des questions philosophiques en lien avec leur cœur d’activité.
Il aide ainsi les plus hauts maillons hiérarchiques de ces sociétés à répondre à des questions fondamentales, leur permettant d’évaluer les impacts sociétaux et par suite éthiques de leurs activités, évaluation d’une importance proportionnelle au degré d’influence économique de ces sociétés, réputées pour leur poids financier, symbolique et politique suffisant à redessiner à leur gré les lignes de l’entreprenariat mondial.
« Comment mener une vie vertueuse ? », « Suis-je un bon dirigeant ? », « Mon entreprise participe-t-elle à un monde plus juste ? », autant de sujets propres à alimenter la réflexion des managers, et à leur permettre de gagner en cohérence, c’est-à-dire de parvenir à faire concorder leurs grands principes, leurs objectifs moraux, éthiques et politiques affichés, avec leur impératifs commerciaux et leur politique d’entreprise.
Apaiser les contradictions des dirigeants
Apprendre que les enfants de Steve Jobs, fondateur d’Apple, ou d’Evan Williams, co-fondateur de Twitter, étaient scolarisés dans des établissements anti-technologies et avaient interdiction de toucher aux écrans, voilà qui a tout pour décrédibiliser un chef d’entreprise et, par suite, l’image de sa marque.
Dans cette optique de gagner en cohérence et de sortir d’une position somme toute hypocrite vis-à-vis des utilisateurs, les géants du web se donc sont engagés à rationaliser leur propre pratique. Et cela passe par un questionnement de la moralité des services qu’ils proposent, et surtout de la manière donc ils les proposent. En somme, le philosophe retrouve ici sa fonction de garde-fou : une fois décidées les lignes éthiques que l’entreprise se propose de suivre, le philosophe a toutes compétences pour définir les modalités et les conditions d’une politique d’entreprise attachée à les suivre.
Formé à cela, il est capable de juger en continu de l’auto-cohérence du manager comme du chef, et de donner des axes précis pour encadrer les innovations les plus sensibles pour le bien-être ou la définition même de l’humanité.
On pensera sur ce point à la définition de règles conditionnant la moralisation de la programmation, peut-être unique voie de sortie des multiples scandales ayant trait à l’utilisation des données et au respect de la vie privée.
On imagine également fort bien le bénéfice éthique que représenterait une définition de la ligne voulue pour les interactions Intelligence Artificielle-humains de manière à ce que celles-ci restent strictement profitables. De même, la réflexion sur la pertinence à la fois économique et morale de la politique d’enfermement dans des profils utilisateurs, celle sur l’incitation à toujours prolonger le temps passé en ligne, restent d’importants chantiers philosophiques à mener pour ces sociétés.
Soutenir une démarche RSE
En marge des questions technologiques, le philosophe d’entreprise est aussi pensé comme le représentant de l’humain en tant qu’humain (par opposition à l’humain en tant que ressource, que les politiques RH ont fini par vider de sa substance). Il doit à cet effet rappeler le cadre social conditionnant tout rapport humain, pour redonner un sens aux notions qui les sous-tendent : le vivre-ensemble, la co-opération, le co-llaboratif, le commun en définitive, doivent reprendre la valeur que celle de l’argent aurait eu tendance à effacer ces dernières années. Autant de thématiques prises en charge depuis quelques temps par la notion de responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE).
Le but : permettre aux dirigeants et aux entrepreneurs de prendre le temps de la question, de la mise à distance, pour se donner les moyens d’avoir une politique économique réaliste et en accord avec ses propres principes éthiques.
Et sur un autre versant, répondre à la crise des valeurs, pour redonner un sens intrinsèque au travail des salariés, devient nécessité. Le burn out, nouvellement reconnu maladie professionnelle, est le mal contemporain à refléter au mieux les paradoxes de nos sociétés industrialisées : les individus en perte de sens en reportent le besoin sur des biens de consommation, dont l’accès représente la valeur extrinsèque de leur travail. La satisfaction se faisant purement économique (la valeur prédominante), le « bonheur » qui en est retiré n’est que ponctuel, attaché à la stricte propriété, ou au temps de l’usage.
C’est bien pour ces raisons que fleurissent les besoins en Chief happiness officers, et en philosophes, capables de dégager les conditions de définition et de réalisation de ce que pourrait être un progrès pour l’Homme.
Former des manageurs responsables
À terme, il s’agit que les chefs d’entreprise et les managers s’incorporent cette mise en relation et en perspective des valeurs qui sous-tendent leur travail (valeur économique, valeur sociétale, valeur écologique…), afin d’être capables de les manipuler et de les hiérarchiser par eux-mêmes, pour les injecter directement dans leur société.
« N’est-il pas essentiel de sensibiliser les futurs managers au leadership responsable et à la pensée philosophique au cours de leurs études ? Cela renforce leur propension à mener un travail d’introspection, sur leur raisonnement et leur logique.Comme le souligne un récent article du Monde, les formations à aller dans ce sens se voient démultipliées ces dernières années. Cours de déontologie, de développement durable, ouverture à l’entrepreneuriat social… Les écoles ouvrent le champ des disciplines aux valeurs citoyennes, à la responsabilité sociétale et écologique.
La démarche promet certainement d’être davantage couronnée de succès au sein de l’entreprise si elle émane directement des dirigeants, plutôt que de laisser une tierce personne leur dire ce qui est juste ou non, alors qu’ils seraient par exemple à un stade avancé du développement de leur entreprise. »
Christian Voegtlin est professeur de RSE à Audencia Business School, et titulaire d’un doctorat en Business Administration, Corporate Social Responsibility de l’Université de Zurich (Suisse). Ses travaux de recherche portent principalement sur le leadership responsable et l’innovation, l’éthique professionnelle et la responsabilité sociétale des entreprises.
Un mouvement déjà tangible dans le monde de l’entreprise. Pour David Azoulay, Président-Directeur général d’Immo9 Nantes, « Les travaux en ce sens se font d’ores et déjà ressentir ici, d’autant que la croissance de la ville est portée par son tech pôle d’influence mondiale, avec tous les enjeux que cela comporte. En ouvrant la voie, M. Voegtllin et ses homologues américains se sont sans doute faits les précurseurs d’une autre manière de penser le management. »
Si l’ESSCa et HEC font figures de pionnières en la matière, beaucoup d’autres s’y sont mises depuis. Sup de Co La Rochelle propose un MBA « Stratégies du développement durable, RSE et environnement », quand l’EDHEC lance un certificat en innovation sociale, et l’ESSEC une chaire « Entrepreneuriat social ».
Parier ainsi sur la formation « morale » des manageurs et entrepreneurs c’est, pour les écoles de commerces, une manière de montrer qu’elles ont su tirer les conséquences de la crise de moralité qui a accompagné la crise de 2008, le reproche majeur ayant émergé étant celui de la tendance des écoles à former des esprits moutonniers, incapables d’autocritique et de prise d’engagements éthiques. « La crise financière a été un véritable tsunami. Les écoles se devaient de réagir », souligne Jean-Pierre Helfer, directeur de recherche à l’EDC Paris Business School et auteur d’une note publiée en 2010 et intitulée « Repenser la formation des manageurs ».
Il ne reste plus qu’à espérer que ce mouvement d’éthicisation des entreprises connaisse une déferlante du même ordre.